Première journée, premier incident. De Gaulle a été invité à résider à la Maison des hôtes de l'URSS. Brusquement, sans avoir consulté personne, il décide qu'il résidera à l'ambassade, laquelle, endommagée par une bombe allemande, est fort inconfortable et non chauffée... L'ambassadeur Garreau tente de le raisonner : « Attention ! Vous outragez les Russes, qui vont être furieux... Staline est très susceptible ! » Le général n'en veut point démordre (« La Maison des hôtes, je n'en veux pas, c'est truffé de microphones ! »), ce qui mortifie ses hôtes : on s'en aperçoit le soir où, recevant pour la première fois de Gaulle au Kremlin, Staline lui réserva, un accueil glacial qui ne fut pas de bon augure.
De Gaulle donne, de ce premier contact, une relation d'où il ressort que Staline, ne cessant de crayonner les yeux baissés des hiéroglyphes (Ça dura une éternité. j'ai cru à la castrophe ! Raconte Roger Garreau), lui a fait claiement entendre qu'il ne devait pas compter sur lui pour son grand dessin allemand et qu'en tout cas, s'agissant de la Ruhr ou de la Sarre, rien ne serait décidé sans consultations avec Roosevelt et Churchill : voilà balayées d'un coup les espérances du visiteur, qui s'entend en revanche signifier que la Pologne devra, à l'Ouest, s'étendre jusqu'à l'Oder et à la Neisse.
Autrement dit, Staline exige ce qui l'intéresse et ne propose rien en échange — sinon la signature d'un accord entre Moscou et Paris pour prévenir toute nouvelle agression allemande.
C'est avec le sentiment que « l'affaire est ratée » que la délégation française est introduite, ce soir-là, dans la « salle Catherine » du Kremlin, où l'attendent une quarantaine de dignitaires soviétiques entourant le maréchal aux moustaches grises, qui s'installe entre de Gaulle et Harriman au centre d'une table d'un luxe inimaginable .
Staline, observe de Gaulle, « se donne l'air d'un rustique, d'une culture rudimentaire, appliquant aux plus vastes problèmes les jugements d'un fruste bon sens ». Il mange copieusement de tout et se sert force rasades du vin de Crimée posé devant lui. Laloy observe qu'il parle beaucoup plus avec Harriman, à sa gauche, qu'avec de Gaulle, à sa droite, et qu'il « commence à s'égayer ».
Alors s'ouvre la scène fameuse, celle des toasts portés par Staline. Trente fois, rapporte de Gaulle, le dictateur se leva pour saluer d'abord ses hôtes français, américains et britannique, puis ses ministres, ses généraux, ses ingénieurs, mêlant le dithyrambe à la menace :
« Chaque fois, raconte Laloy, le petit Staline s'avance vers eux en se dandinant... Arrivé au maréchal d'aviation Novikov... il fait l'éloge de ses talents. Puis soudain : " Et s'il ne travaille pas bien, nous le ferons pendre !... "